
La postérité de La Boétie : penser la légitimité et le devoir éthique de désobéir
Thoreau, Arendt, Rawls et la désobéissance civile.
1.Obéissance passive et servitude volontaire – la clef de la tyrannie, la parenté entre La Boétie et Thoreau
"Ils sont vraiment extraordinaires, les récits de la vaillance que la liberté met au cœur de ceux qui la défendent ! Mais ce qui arrive, partout et tous les jours : qu’un homme seul en opprime cent mille et les prive de leur liberté, qui pourrait le croire, s’il ne faisait que l’entendre et non le voir ? Et si cela n’arrivait que dans des pays étrangers, des terres lointaines et qu’on vînt nous le raconter, qui ne croirait ce récit purement inventé ? Or ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche... S’il lui coûtait quelque chose pour recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais pas ; même si ce qu’il doit avoir le plus à coeur est de rentrer dans ses droits naturels et, pour ainsi dire, de bête redevenir homme." Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire ou Contr'un, 1549, Librio, 2013, p. 12-13 (orthographe modernisée)
« La masse des hommes sert ainsi l’État, non point en humains, mais en machines avec leur corps. C’est eux l’armée permanente, et la milice, les geôliers, les gendarmes, la force publique, etc. La plupart du temps sans exercer du tout leur libre jugement ou leur sens moral ; au contraire, ils se ravalent au niveau du bois, de la terre et des pierres et on doit pouvoir fabriquer de ces automates qui rendront le même service. Ceux-là ne commandent pas plus le respect qu’un bonhomme de paille ou une motte de terre. Ils ont la même valeur marchande que des chevaux et des chiens. Et pourtant on les tient généralement pour de bons citoyens. D’autres, comme la plupart des législateurs, des politiciens, des juristes, des ministres et des fonctionnaires, servent surtout l’État avec leur intellect et, comme ils font rarement de distinctions morales, il arrive que sans le vouloir, ils servent le Démon aussi bien que Dieu. Une élite, les héros, les patriotes, les martyrs, les réformateurs au sens noble du terme, et des hommes, mettent aussi leur conscience au service de l’État et en viennent forcément, pour la plupart à lui résister. Ils sont couramment traités par lui en ennemis. Un sage ne servira qu’en sa qualité d’homme et ne se laissera pas réduire à être « la glaise » qui « bouche le trou par où soufflait le vent » ; il laisse ce rôle à ses cendres pour le moins. Je suis de trop haut lieu pour me laisser approprier Pour être un subalterne sous contrôle Le valet et l’instrument commode D’aucun État souverain de par le monde Celui qui se voue corps et âme à ses semblables passe à leurs yeux pour un bon à rien, un égoïste, mais celui qui ne leur voue qu’une parcelle de lui-même est salué des titres de bienfaiteur et philanthrope. Quelle attitude doit adopter aujourd’hui un homme face au gouvernement américain ? Je répondrai qu’il ne peut sans déchoir s’y associer. Pas un instant, je ne saurais reconnaître pour mon gouvernement cette organisation politique qui est aussi le gouvernement de l’esclave. » Henry David Thoreau – De la désobéissance civile -1849
2.La désobéissance civile comme principe et devoir moral et civique :
le devoir de résistance fait partie de la conscience politique du citoyen. Le devoir de résistance et lié à un appétit de liberté et de dignité humaine comme à une défense active de la démocratie. Résister à l’intolérable et à l’injustice est un principe de la conscience morale du citoyen et de sa responsabilité. On peut parler à juste titre d’une objection de conscience d’abord individuelle et d’un principe de désobéissance qui s’enracine dans une réflexion éthique. Faire son devoir dans certaines circonstances injustes est contre-productif. Notre conscience nous commande de désobéir pour atteindre le juste. Elle est Fondée sur une espérance en la réussite de l’action sociale et dans l’appétit de justice. « Je pense que nous devons être d’abord des hommes, et des sujets ensuite. Le respect de la loi vient après celui de la justice. La seule obligation que j’aie le droit d’adopter, c’est d’agir à tout moment selon ce que je pense être juste. […] La loi n’a jamais rendu les hommes plus justes d’un iota ; et, à cause du respect qu’ils lui marquent, les êtres bien disposés eux-mêmes deviennent quotidiennement les agents de l’injustice ». Thoreau
3.L’apport et la critique d’Arendt.
"Des actes de désobéissance civile interviennent lorsqu'un certain nombre de citoyens ont acquis la conviction que les mécanismes normaux de l'évolution ne fonctionnent plus ou que leurs réclamations ne seront pas entendues ou ne seront suivies d'aucun effet - ou encore, tout au contraire, lorsqu'ils croient possible de faire changer d'attitude un gouvernement qui s'est engagé dans une action dont la légalité et la constitutionnalité sont gravement mises en doute. […] Il existe une différence essentielle entre le criminel qui prend soin de dissimuler à tous les regards ses actes répréhensibles et celui qui fait acte de désobéissance civile en défiant les autorités et s'institue lui-même porteur d'un autre droit. […] Le délinquant de droit commun, même s'il appartient à une organisation criminelle, agit uniquement dans son propre intérêt ; il refuse de s'incliner devant la volonté du groupe, et ne cédera qu'à la violence des services chargés d'imposer le respect de la loi. Celui qui fait acte de désobéissance civile, tout en étant généralement en désaccord avec une majorité, agit au nom et en faveur d'un groupe particulier. Il lance un défi aux lois et à l'autorité établie à partir d'un désaccord fondamental, et non parce qu'il entend personnellement bénéficier d'un passe-droit." Hannah Arendt, "La Désobéissance civile", 1972, tr. fr. Guy Durand, in Du mensonge à la violence, Pocket, 1994, p. 76 et p. 77.
Si Hannah Arendt critique le concept de désobéissance civile c’est pour rappeler sa dimension essentiellement collective, politique, qui est la garantie de son succès. L’engagement actif de la multitude des opprimés conscients est nécessaire. On doit concevoir des actions, planifier et organiser la lutte, prendre des risques. Enfreindre la loi injuste est à la fois un devoir éthique et un combat politique. Par conséquent il s’agit bien forcer le changement, de se révolter pour un rendre la démocratie perfectible ! La désobéissance civile s’affirme comme un droit et un devoir à l’intérieur de la démocratie.
"Il y a deux sortes de lois : les lois justes et les injustes. Je suis le premier à préconiser l'obéissance aux lois justes. C'est une responsabilité morale aussi bien que légale. Or, cette même responsabilité morale nous commande inversement de désobéir aux lois injustes. [...] Quiconque enfreint une loi injuste doit le faire ouvertement, avec ferveur, et la volonté d'en accepter les conséquences. Je soutiens qu'un homme qui refuse d'obéir à une loi lui paraissant injuste en son âme et conscience et qui se soumet de plein gré à la peine de prison afin d'en démontrer l'injustice à ses concitoyens, exprime en agissant ainsi son très grand respect pour la loi." Martin Luther King, Révolution non-violente, Paris, Payot, 1965, p. 101. 4.
"La désobéissance civile peut être définie comme un acte public, non violent, décidé en conscience mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s'adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté et on déclare que, selon son opinion mûrement réfléchie, les principes de la coopération sociale entre des êtres libres et égaux ne sont actuellement pas respectés." John Rawls, Théorie de la justice, 1971, tr. fr. Catherine Audard, Points essais, 2009, p. 405.
5.Un combat éthique. La question de la désobéissance civile n’échappe donc pas à la question des moyens et des fins. Profondément traversé par l’appétit de la justice, elle ne peut justifier du pire, du terrorisme et de la violence comme des moyens « justes » pour atteindre sa finalité de justice.
Philippe Escudier 2025